Ainsi, la PMA, le choix d’une fin de vie ou l’usage de stupéfiants relèvent d’une décision qui m’appartient et qui ne concerne (en apparence) que moi. Or la loi pose des limites à mon action et elle est discutée sans cesse. Au nom de l’intégrité de leurs corps, certains ont bruyamment refusé la vaccination contre le coronavirus. Dans l’autre sens, l’intervention des pouvoirs publics est saluée quand il s’agit de lever un tabou pour dépister et soigner l’endométriose.
Avec quelles connaissances et quelles valeurs peut-on justifier, accepter ou refuser la frontière entre l’intime et le politique ? La question a donné lieu à une littérature abondante. Nous présentons ici quelques grands repères philosophiques et historiques.
Jusqu’à l’ère moderne, le pouvoir politique ou religieux reconnaît rarement l’individu en dehors d’un tout. Dès La République de Platon, le fonctionnement de la cité est assimilé à celui d’un corps humain. Le pouvoir habite les individus qui ne s’appartiennent pas totalement. Cette conception va traverser les âges. Elle se décline dans le catholicisme par la confusion symbolique entre le corps du Christ, l’église et les croyants, puis cette confusion est reprise et entretenue spirituellement par la royauté.
La philosophie politique anglo-saxonne, inspirée par le rationalisme français, bouleverse ce paradigme. Dans le Léviathan (1651), Hobbes défend le caractère inaliénable de la sécurité personnelle et du droit à la vie. L’homme veut échapper à une mort violente, summum de l’injustice. Dès lors, le politique doit défendre la vie (valeur suprême), faire cohabiter les individus et garantir la paix civile. L’État a la charge de ces missions et il dispose des moyens de les accomplir grâce au monopole de la violence légitime.
En découlent l’Habeas Corpus (1679), interdisant toute arrestation arbitraire, et la jurisprudence du Common law (1767), qui affirment le caractère sacré de l’intégrité physique individuelle : « La personne doit être protégée contre les atteintes corporelles d’autrui qu’elle n’a pas autorisées ». Un prolongement de cette idée justifie, aujourd’hui, la nature constitutionnelle du droit à porter une arme dans treize États américains.
Cette pensée politique (entre autres phénomènes) forge la civilisation occidentale actuelle et les valeurs que nous partageons. Le corps de chacun doit être reconnu, respecté, protégé. La philosophie britannique est allée plus loin encore. Pour John Locke ou John Stuart Mill, ce que le corps exprime est considéré comme légitime et ce qu’il ressent fonde la morale. Le droit des minorités et les combats pour l’égalité reposent sur ces principes.
Dans le même temps, la philosophie française est restée, elle empreinte de l’organicisme antique. On peut être vivant et en bonne santé dans une prison, explique Jean-Jacques Rousseau dans Le Contrat social (1762). Pour échapper à la soumission, les hommes doivent s’entendre entre eux et créer un « corps politique » nommé État. Le droit de vie ou de mort est, en quelque sorte, transposé de la monarchie au parlement. La nature holiste de la royauté est ainsi réinventée, sous une forme révolutionnaire et républicaine. L’existence corporelle du citoyen n’est ici plus « un bienfait de la nature » mais « un don conditionnel de l’État », nous dit Rousseau. L’abbé Sieyès approfondit la question en définissant « le grand corps indivisible de la Nation ». L’individu ne s’appartient toujours pas totalement, donc.
Au tournant du XIXe siècle, la politique française se nourrit de la science pour faire le bien. On identifie les mécanismes de propagation des maladies. Des médecins élus députés ont un projet sanitaire : l’hygiène publique. Il faut agir sur les villes, les logements, les corps. Suite logique, l’État providence est inventé au début du XXe siècle avec les lois en faveur des malades, des infirmes et des personnes âgées. Le ministère de la Santé est créé en 1920. Les choix démocratiques ont, ici, accompagné le progrès collectif.
Foucault (La Volonté de savoir, 1976) offre une lecture critique radicale d’un pouvoir qu’il renomme « bio-pouvoir » puisque celui-ci traite de la natalité, de la longévité, de la mortalité, etc. Son essence profonde ? Exercer la domination, l’interdiction, la contrainte sur les individus. « Le pouvoir, en dernier ressort, c’est la répression », écrit-il. Le corps de chacun est son objectif et il dispose pour le contrôler de moyens technologiques de plus en plus puissants. Autrement dit, la liberté serait un combat permanent. L’indignation justifie de nombreux mouvements.
Reste que la France s’est convertie progressivement à l’individualisme politique. Le droit français a consacré l’inviolabilité et la non-patrimonialité du corps humain à travers les lois de bioéthique de 1994. La PMA est l’un des aboutissements de cette démarche. Face aux questions posées par la science et la morale, il s’agit de concilier la liberté fondamentale de disposer de son corps et le respect de la pluralité des opinions en démocratie. Les pouvoirs publics sont en permanence confrontés à la nécessité de définir ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, ce qui est juste ou injuste. Pour y répondre, le pays a inventé un processus délibératif régulier et singulier, qui privilégie la recherche du consensus sans le tenir pour éternel.
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